HISTOIRE
1927
La chocolaterie André Perrier SA a été fondée en 1925 à Lausanne. Elle fabriquait du chocolat en poudre. En 1927, au moment de son déménagement à Chavannes-près-Renens, elle comptait une vingtaine d’employés. Elle s’est installée dans une villa urbaine assez banale qui abritait auparavant une fabrique de bois de socques. Cette villa sera alors dotée d’une extension au toit plat, de type industriel. Sur la carte postale ci-dessus datant d’avant l’installation, on reconnaît, à côté de la villa, la maison de l’angle de l’avenue de la Gare et de l’avenue Préfaully, qui existe toujours avec ses escaliers, ainsi que la Laiterie Maumary attenante, avec son store baissé. Face à l’entrée principale de la chocolaterie à venir, on devine le futur grand cèdre de l’Atlas qui donne aujourd’hui son identité à cet espace urbain.
1925 – 1940
C’est Marcel Morel, exploitant de mines à Belmont-sur-Lausanne, qui achète la villa et le terrain, le 11 juin 1924. Directeur de la fabrique, il fera construire l’annexe industrielle avec la façade de la chocolaterie qu’on connaît aujourd’hui à l’avenue de la Gare 34. André Perrier, qui a donné son nom à l’entreprise, reste beaucoup plus mystérieux. On ne sait pratiquement rien de lui. Il se serait associé à Marcel Morel pour développer la fabrique. Aucun plan ni archive ne permet de retracer exactement les étapes de construction du site. Deux photographies fournissent quelques indices. La première, prise au tournant des années 1920-1930, montre l’extension industrielle de la villa, avec l’inscription « Chocolats Perrier S.A. » sur la façade. Les personnes ayant travaillé chez Perrier appellent toujours ce corps de bâtiment la « Villa », bien qu’il soit difficile aujourd’hui de visualiser la morphologie d’origine.
La deuxième photographie a sans doute été prise pour l’inauguration de la nouvelle fabrique Perrier. La Revue du 24 décembre 1936 précise que l’entreprise compte alors une centaine de personnes. Cette photo montre la fabrique d’un seul tenant, constitué de la villa d’origine et de deux extensions industrielles, l’une côté avenue, l’autre côté ouest, à l’intérieur de la parcelle. Il n’y avait encore ni portail ornemental ni entrepôts de stockage. On voit encore, au fond, l’escalier qui permettait d’accéder au bureau et au quai de chargement surplombé de sa marquise, sur la façade de la villa d’origine. En 1938, une extension en direction de la gare sera réalisée. Elle se relie au bâtiment par le 1er étage. En dessous apparaît l’arche d’entrée principale avec sa magnifique grille en fer que l’on connaît aujourd’hui.
1940 – 1975
Le site se développe ensuite beaucoup. Vers 1950, plusieurs halles sont présentes, comme l’attestent quatre photos aériennes prises par l’aéroport de Lausanne à trois moments différents à quelques années près. L’extension de la villa, côté intérieur de l’îlot, a été légèrement prolongée. Elle est désormais noyée dans une série de sept bâtiments répartis en une rangée de cinq bordant l’avenue de Préfaully et de deux grandes halles à l’intérieur du site, alignées sur la rue Centrale. Un de ces nouveaux bâtiments, présentant un arrondi côté sud-ouest, a une fonction plutôt administrative. Les deux grandes halles, du côté de la rue Centrale, servaient au stockage des fèves de cacao (jusqu’à 10 tonnes) et du sucre (5 tonnes). Elles ont pu servir aussi de réserve de chocolat au sens de la Loi fédérale sur approvisionnement économique du pays ou de réserve fédérale pour l’armée et bénéficier ainsi d’un soutien fédéral.
Le chocolat fait partie des denrées de première nécessité, obligatoires jusque dans les années 1980 et toujours recommandées par la Confédération. (* Office fédéral pour l’approvisionnement économique du pays OFAE, Guide pour les urgences. Berne 2010.) Cette fabrique n’a plus grand-chose de modeste. Elle était capable d’accueillir plus de cent ouvriers à l’année et près de deux cent cinquante à l’approche des fêtes. Le site comporte aussi deux bâtiments d’habitation, au chemin des Ramiers 10 et à l’avenue de la Gare 32, totalisant 10 logements, dont plusieurs ont accueilli des ouvriers ou des cadres de l’usine. Des tunnels souterrains relient l’ensemble des bâtiments. Ils assurent la circulation entre la torréfaction et « les conches », où était finalisée la transformation de la pâte de cacao.Ils donnent aussi accès aux locaux techniques. Au sous-sol du bâtiment arrondi se trouvaient les vestiaires des employés. Les caves des deux grandes halles accueillent du stock et un carnotzet.
1925 – 1975
LA PRODUCTION ET SES SPÉCIALITÉS
La fabrique Perrier produisait les Per’Likor, ou « mignonnettes », petites bouteilles en chocolat à la liqueur, sans sucre ajouté, des tablettes de chocolat au lait, à la noisette, au rhum-raisin ou à l’ananas, quelques créations propres telles que les Batoni (au gianduja et amandes), les Per’Blanc, chocolat blanc aux amandes et raisins, les tablettes à la crème d’orange ou à la crème de framboises et encore d’autres friandises. Mais sa spécialité qui a durablement marqué la mémoire des habitants reste la production des fameuses « têtes de nègre », qui deviendront une marque de fabrique. Elles seront rebaptisées « têtes au choco » en 1992, pour ne pas laisser de chance aux interprétations péjoratives. Mais ni la recette, ni la valeur iconique de ces gourmandises fourrées à la crème meringuée, aujourd’hui produites par Villars SA. à Fribourg, n’ont bougé d’un pouce. Nul ne sait si elles ont vraiment été inventées ici, au cœur de l’Ouest lausannois. En tout cas, l’identité du quartier reste marquée par cette note délicieuse et sucrée.
Marcel Morel, un patron passionné et typique de son époque. On ne sait pratiquement rien de ce qui a poussé Marcel Morel, exploitant de mines de charbon, ancré plutôt dans l’Est lausannois, entre Belmont et Lutry, et André Perrier à s’associer pour venir produire du chocolat à cet endroit. D’André Perrier, on a perdu la trace. Du patron de l’usine Marcel Morel, il a été dit ou écrit qu’il était une sorte de « mâle alpha », sportif, amateur de photographie et voyageur, grand, « mince, actif, doué d’un sens commercial très aiguisé, ne ménageant ni son temps ni sa peine, et pourvu en outre d’un optimisme qui jamais ne se démentit ». Les souvenirs d’Hélène Vinard, employée à l’usine dès 1947, font état du côté à la fois paternaliste, sévère, et le cœur sur la main de Marcel Morel. Sa présence à l’usine et dans les ateliers était constante. Le directeur offrait des repas de Noël et des sorties du personnel mémorables. Durant la virée dans la vallée de Bagnes, en juin 1932, l’ensemble des employés ont pris la pose devant l’appareil photo de Marcel Morel.
Organisation de l’usine et étapes de production. Toutes les étapes de production étaient assurées par la chocolaterie, de la réception des fèves crues à la gare de Renens et ramenées sur le « tracasset » de l’entreprise à la livraison du produit fini à bord de la fameuse Opel Blitz. Tout l’espace était organisé autour du concassage, de la torréfaction, du broyage, de l’extraction du beurre de cacao, du conchage, du moulage et de l’emballage. La production des têtes au choco, la torréfaction et le broyage se trouvaient dans le bâtiment donnant sur l’avenue de la Gare. Les bâtiments sur cour étaient dédiés à l’extraction du beurre de cacao, à la rôtissoire à noisettes et au moulage des tablettes sur les « tapoteuses », grandes tables en aluminium qui remuaient pour éviter l’apparition de bulles d’air. Les bureaux de direction étaient situés dans le bâtiment arrondi et le stock de fèves, sucre, noisettes, mais aussi d’alcools, dans les deux grandes halles, à l’ouest du site. La production phare de l’usine voyait sortir quelque 50 000 têtes au choco par jour.
Le personnel. Plus de 100 personnes étaient employées et, à l’approche des fêtes, jusqu’à 250, en majorité des femmes. L’ambiance était teintée de bonne humeur et de convivialité. Cette grande famille avait ses jeux et ses coutumes, comme celle d’écraser une tête au choco sur la tête de l’arbitre lors des rencontres de l’équipe sponsorisée par les Chocolats Perrier, ou encore celle du « slow » dansé en tenant le chocolat « serré » entre deux fronts.
1940 – 1975
LE CHANT DU CYGNE : ADAPTATION INDUSTRIELLE
En 1969, le rachat de Chocolats Perrier SA par Chocolats Villars SA initie la mutation. La production de chocolat se poursuit, mais est progressivement transférée à Fribourg, pour s’arrêter totalement à Chavannes en 1974. Ne reste de cette époque que le souvenir un peu amer de la braderie des ustensiles de fabrication dans la cour de l’usine, la légère odeur cacaotée qui imprègne peut-être encore des murs, le carrelage caractéristique dans certaines pièces des bâtiments et quelques inscriptions, telles celles des boutons du monte-charge. « Chocolats Perrier SA » devient « Perrier SA », société de distribution qui annonce son entrée en activité dès avril 1974, dans les anciens locaux de la chocolaterie. Des gaufrettes au fromage Kambly y sont produites, ainsi que du sucre en morceaux, en lien avec le rachat des cafés Kaiser AG de Bâle par Villars en 1977. D’autres noms apparaîtront de manière éphémère, comme Sogura, Vika ou encore Golden Wafels, associés aux Jus Michel, ou encore les potages Lucul, de Zurich, dès 1980. Mais l’épopée industrielle déclinera rapidement. Les Jus Michel seront rachetés par Rivella SA et s’en iront à Rothrist (AG) en 1983, tandis que Lucul ira s’installer à Payerne la même année.
1980 – 1995
L’usage du site s’orientera alors vers l’artisanat, les arts et différents services. En 1983, la Municipalité de Chavannes réserve une partie des locaux pour un centre d’accueil et d’animation pour les aînés. Le « Centre des Ramiers » sera inauguré en avril 1985. La Municipalité louera une autre partie de la fabrique pour y transférer (avec accent) provisoirement certains services communaux.
1990 – 1994
UN PLAN DE QUARTIER POUR PROTÉGER LE SITE
Au début des années 1990, sous la pression foncière, la démolition complète de l’îlot est envisagée. La Commune développe alors un « système de sauvegarde du site ». Les bâtiments n’étant pas inscrits à l’inventaire des monuments et sites, c’est le plan de quartier « Villars-Perrier » qui sera négocié avec le propriétaire et adopté en 1994. Ce plan définit un périmètre de protection de l’usine et un périmètre permettant la valorisation foncière du site. Il prévoit la démolition des logements au profit d’un bâtiment d’activités. Au regret de la Commune, il n’offre pas de passage public à travers la cour. Ce plan est toujours en vigueur bien qu’aucune démolition n’ait eu lieu depuis.
APRÈS 1995
TEL UN PHÉNIX : LA MÉTAMORPHOSE POST-INDUSTRIELLE
OU VERS LA « SILICON VALLEY ARTISTIQUE DE L’OUEST »
Parallèlement, les usages du site se diversifient dès le milieu des années 1980. Les photographes Jean-Pierre Fonjallaz et Alexandre Genoud louent des locaux. Plusieurs autres les rejoindront. Il y aura aussi la serrurerie Feral, dès 1985, une cafétéria liée au « Centre des Ramiers », une courtepointière, un carrossier ou encore Stöckli Pianos, jusqu’en 1989. En installant leurs ateliers, les artistes du groupe Impact ajouteront aux couleurs et à l’ambiance du lieu.
Le musée-atelier de l’imprimerie « Encre & Plomb » emménagera en 2003. La diversité augmentera encore avec l’imprimerie CopyStart, le quartier général de la Protection civile de l’Ouest lausannois, une agence de communication, des art-thérapeutes, des peintres, des sculpteurs, des photographes, des plasticiens, des graveurs, des vidéastes, réalisateurs et des architectes…
En 2015, l’inauguration des locaux du bureau d’architecture Pont12 célèbre la réhabilitation des deux anciennes grandes halles de stockage par le locataire lui-même. La qualité des espaces créés, qui permettent à quelque 80 personnes d’y travailler, est récompensée par la Distinction de l’Ouest en 2018. Cette même année 2015, le bureau Interval Paysage (architecture du paysage) et l’Atelier Poisson (graphisme) s’installent dans l’une des halles sud, réaménagée par leur soins.
Le contraste est frappant entre espaces intérieurs récemment rénovés et l’apparence délabrée de certains lieux, comme les logements de l’avenue de la Gare 32, la cour principale ou la façade de la fabrique. Le passant pourrait avoir l’impression d’un lieu à l’abandon, alors qu’il fourmille d’activités contemporaines. Avec son ambiance, sa variété et la créativité qui s’y est développée depuis 30 ans, l’ancienne chocolaterie joue un rôle dans le renouveau palpable de l’Ouest lausannois en termes d’attractivité culturelle et urbaine.
Les images historiques ainsi que les textes sont tirés de l’ouvrage « La Chocolaterie Perrier / Les Cahiers de l’Ouest », 2022, 19 x 26 cm, 140 pages, Infolio